Accueil Culture Festival du film européen 2019 «Le silence des autres» d’Almudena Carracedo et Robert Bahar : Quand la caméra réunit les victimes du franquisme

Festival du film européen 2019 «Le silence des autres» d’Almudena Carracedo et Robert Bahar : Quand la caméra réunit les victimes du franquisme

Devenu, depuis sa création, une tradition ancrée pendant des années dans le paysage culturel tunisien, le festival du film européen en Tunisie fut interrompu depuis l’année 2014. De retour cette année dans une nouvelle édition qui a débuté le 10 juin dernier pour se poursuivre jusqu’au 16 du même mois, le festival coïncide, malheureusement, avec un autre événement cinématographique, à savoir le festival du film tunisien et cela ne peut que desservir les deux événements. Les décaler aurait été plus opportun…
Abrité par la Cinémathèque tunisienne à la Cité de la culture, l’événement marque son grand retour en proposant au public 12 films coproduits par 16 pays européens au rythme de deux projections par jour. Nous promettant de «véritables pépites» et autres films inédits traitant de diverses thématiques, actuelles telles que l’immigration, la jeunesse entre tradition et modernité et la justice transitionnelle.
Ce dernier thème a été abordé dans le poignant documentaire ««The Silence Of Others» (Le silence des autres) de Almudena Carracedo et Robert Bahar, projeté, mardi dernier, à la salle Tahar Cheriaa. Produit par le célèbre cinéaste Pedro Almodóvar, le film met, au premier plan, des victimes de la dictature de Franco qui, encore aujourd’hui, se battent pour obtenir justice.
Entre retour sur événements et autres témoignages émouvants, la caméra des deux réalisateurs réunit plusieurs victimes du franquisme (1939-1975) que la loi d’amnistie de 1977 a privées de justice. En effet, pour tourner la page du franquisme, il a été décidé de pardonner les actes de rébellion et de sédition, les abus d’autorité, les répressions politiques, les assassinats et les actes de torture commis sous la dictature. Ce chapitre noir devait être rayé de la mémoire collective afin que ces faits ne se reproduisent plus. Un «pacte de l’oubli» comme on l’a appelé et qui fut adopté par plusieurs autres pays au sortir d’années noires. Un chapitre pas tout à fait occultée dans le cas de l’Espagne puisque plusieurs rues et autres monuments continuaient à porter les noms de certains franquistes ou encore célébraient des dates marquantes qui y sont liées. De plus et comme on le comprend à travers le film, dans les autres pays qui ont adopté le même pacte afin de prévenir les rancœurs nationales à l’instar de l’Afrique du Sud, les jeunes démocraties ont pu abroger les lois adoptées à la fin des dictatures ce qui n’est pas le cas de l’Espagne où il n’y a eu ni procès ni commission de vérité et réconciliation. «On ne nous demande pas de pardonner, on nous l’exige», clame, dans ce sens, une des victimes que la caméra d’Almudena Carracedo et de son compagnon Robert Bahar a filmée, «On peut oublier mais on ne peut pas pardonner», rétorque amèrement Ascension Mendieta, une dame agée de plus de 80 ans qui, toute sa vie, a lutté pour que justice soit rendue et pour qu’elle puisse récupérer la dépouille de son défunt père liquidé par les franquistes.
Ils sont des centaines de milliers à réclamer justice, point de vengeance mais justice. C’est le cas de Maria Martin de la province de Tolède que la caméra dévoile en premier. Plus de 80 ans, le visage creusé par le temps et par le chagrin, ses mots nous parviennent comme un râle, un souffle qui tend à échapper au silence des autres. Elle avait 6 ans, témoigne-t-elle, quand les franquistes ont emmené sa mère, Faustina Lopez Gonzales, une modeste moissonneuse accusée à tort d’être une «rouge». «Ils lui ont rasé la tête et l’ont fait défiler dans les rues du village avec d’autres femmes», raconte-t-elle. Elle fut liquidée et ensevelie dans une fosse commune par-dessus laquelle file aujourd’hui la route de Buenaventura. Obstinée jusqu’au bout, Maria refuse de se résigner et exige que justice soit faite et surtout de pouvoir offrir, avant sa mort, une sépulture décente à sa mère. Elle mourra avant la fin du tournage. Sa fille prendra sa relève déterminée à poursuivre le combat.
Enfants ou proches de disparus ou autres personnes torturées elles-mêmes par les hommes de main de Franco, à l’instar du redoutable tortionnaire Billy El Nino (Billy the Kid) qui ne fut jamais inquiété par la justice pour ses actes, ou encore des victimes du scandale des bébés volés (des bébés arrachés à leurs parents pour être vendus à l’adoption) se sont réunis pour saisir la justice argentine. Un retournement de situation, souligné dans le film par l’avocat Carlos Slepoy, car en 1998 c’est à la demande d’un tribunal espagnol sur la base du principe de compétence universelle, que l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet avait été arrêté à Londres, Slepoy avait même pris part au procès.
Ils sont suivis dans leurs procédures par la caméra qui nous fait vivre leurs réunions de préparations, leurs déplacements en Argentine, leurs douloureux témoignages, leurs espérances et leur amertume mais aussi les retombées médiatiques et publiques de cette lutte commune: rompre le pacte de l’oubli pour pouvoir enfin avancer.
Plus de cinq ans d’acharnement, de remous qui ont fini par être concluants pour certains, à l’instar d’Ascension Mendieta qui a pu enfin récupérer les ossements de son père, ensevelis dans une fosse commune, ou encore une des victimes des vols de bébés qui a vu le nom du médecin, qui l’avait traitée à l’époque, inscrit dans la liste des inculpés. Par ailleurs, des réformes ont été proposées par le gouvernement du socialiste Pedo Sanchez comme le déplacement des restes de Franco du mausolée érigé à la gloire du régime déchu, l’exhumation et l’identification des restes des disparus, la création d’une commission de vérité, la suppression de tous les symboles qui rappellent la guerre civile ou la dictature.
Un film indispensable qui revient sur un épisode douloureux de l’histoire espagnole et qui vient nous rappeler qu’il n’y a pas de paix véritable sans justice.

Meysem M.

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